Première partie
Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus ; il leur en fallut le spectacle.
Aucune qualification n’était nécessaire pour être arrêté. Les rafles se produisaient n’importe où : on emportait tout le monde, sans dérogation possible. Être humain était le critère unique.
Ce matin-là, Pannonique était partie se promener au Jardin des Plantes. Les organisateurs vinrent et passèrent le parc au peigne fin. La jeune fille se retrouva dans un camion.
C’était avant la première émission : les gens ne savaient pas encore ce qui allait leur arriver. Ils s’indignaient. À la gare, on les entassa dans un wagon à bestiaux. Pannonique vit qu’on les filmait : plusieurs caméras les escortaient qui ne perdaient pas une miette de leur angoisse.
Elle comprit alors que leur révolte non seulement ne servirait à rien, mais serait télégénique. Elle resta donc de marbre pendant le long voyage. Autour d’elle pleuraient des enfants, grondaient des adultes, suffoquaient des vieillards.
On les débarqua dans un camp semblable à ceux pas si anciens des déportations nazies, à une notoire exception près : des caméras de surveillance étaient installées partout.
Aucune qualification n’était nécessaire pour être organisateur. Les chefs faisaient défiler les candidats et retenaient ceux qui avaient « les visages les plus significatifs ». Il fallait ensuite répondre à des questionnaires de comportement.
Zdena fut reçue, qui n’avait jamais réussi aucun examen de sa vie. Elle en conçut une grande fierté. Désormais, elle pourrait dire qu’elle travaillait à la télévision. À vingt ans, sans études, un premier emploi : son entourage allait enfin cesser de se moquer d’elle.
On lui expliqua les principes de l’émission. Les responsables lui demandèrent si cela la choquait.
— Non. C’est fort, répondit-elle.
Pensif, le chasseur de têtes lui dit que c’était exactement ça.
— C’est ce que veulent les gens, ajouta-t-il. Le chiqué, le mièvre, c’est fini.
Elle satisfit à d’autres tests où elle prouva qu’elle était capable de frapper des inconnus, de hurler des insultes gratuites, d’imposer son autorité, de ne pas se laisser émouvoir par des plaintes.
— Ce qui compte, c’est le respect du public, dit un responsable. Aucun spectateur ne mérite notre mépris.
Zdena approuva.
Le poste de kapo lui fut attribué.
— On vous appellera la kapo Zdena, lui dit-on.
Le terme militaire lui plut.
— Tu as de la gueule, kapo Zdena, lança-t-elle à son reflet dans le miroir.
Elle ne remarquait déjà plus qu’elle était filmée.
Les journaux ne parlèrent plus que de cela. Les éditoriaux flambèrent, les grandes consciences tempêtèrent.
Le public, lui, en redemanda, dès la première diffusion. L’émission, qui s’appelait sobrement « Concentration », obtint une audience record. Jamais on n’avait eu prise si directe sur l’horreur.
« Il se passe quelque chose », disaient les gens.
La caméra avait de quoi filmer. Elle promenait ses yeux multiples sur les baraquements où les prisonniers étaient parqués : des latrines, meublées de paillasses superposées. Le commentateur évoquait l’odeur d’urine et le froid humide que la télévision, hélas, ne pouvait transmettre.
Chaque kapo eut droit à plusieurs minutes de présentation.
Zdena n’en revenait pas. La caméra n’aurait d’yeux que pour elle pendant plus de cinq cents secondes. Et cet œil synthétique présageait des millions d’yeux de chair.
— Ne perdez pas cette occasion de vous rendre sympathiques, dit un organisateur aux kapos. Le public voit en vous des brutes épaisses : montrez que vous êtes humains.
— N’oubliez pas non plus que la télévision peut être une tribune pour ceux d’entre vous qui ont des idées, des idéaux, souffla un autre avec un sourire pervers qui en disait long sur les atrocités qu’il espérait les entendre proférer.
Zdena se demanda si elle avait des idées. Le brouhaha qu’elle avait dans la tête et qu’elle nommait pompeusement sa pensée ne l’étourdit pas au point de conclure par l’affirmative. Mais elle songea qu’elle n’aurait aucun mal à inspirer la sympathie.
C’est une naïveté courante : les gens ne savent pas combien la télévision les enlaidit. Zdena prépara son laïus devant le miroir sans se rendre compte que la caméra n’aurait pas pour elle les indulgences de son reflet.
Les spectateurs attendaient avec impatience la séquence des kapos : ils savaient qu’ils pourraient les haïr et que ceux-ci l’auraient bien cherché, qu’ils allaient même fournir à leur exécration un surcroît d’arguments.
Ils ne furent pas déçus. Dans l’abject médiocre, les déclarations des kapos passèrent leurs espérances.
Ils furent particulièrement révulsés par une jeune femme au visage mal équarri qui s’appelait Zdena.
— J’ai vingt ans, j’essaie d’accumuler les expériences, dit-elle. Il ne faut pas avoir d’a priori sur « Concentration ». D’ailleurs, moi je trouve qu’il ne faut jamais juger car qui sommes-nous pour juger ? Quand j’aurai fini le tournage, dans un an, ça aura du sens d’en penser quelque chose. Là, non. Je sais qu’il y en a pour dire que ce n’est pas normal, ce qu’on fait aux gens, ici. Alors je pose cette question : c’est quoi, la normalité ? C’est quoi, le bien, le mal ? C’est culturel.
— Mais, kapo Zdena, intervint l’organisateur, aimeriez-vous subir ce que subissent les prisonniers ?
— C’est malhonnête comme question. D’abord, les détenus, on ne sait pas ce qu’ils pensent, puisque les organisateurs ne le leur demandent pas. Si ça se trouve, ils ne pensent rien.
— Quand on découpe un poisson vivant, il ne crie pas. En concluez-vous qu’il ne souffre pas, kapo Zdena ?
— Elle est bonne, celle-là, je la retiendrai, dit-elle avec un gros rire visant à provoquer l’adhésion. Vous savez, je pense que s’ils sont en prison, ce n’est pas pour rien. On dira ce qu’on voudra, je crois que ce n’est pas un hasard si on atterrit avec les faibles. Ce que je constate, c’est que moi, qui ne suis pas une chochotte, je suis du côté des forts. À l’école, c’était déjà comme ça. Dans la cour, il y avait le camp des fillettes et des minets : je n’ai jamais été parmi eux, j’étais avec les durs. Je n’ai jamais cherché à apitoyer, moi.
— Pensez-vous que les prisonniers tentent d’attirer sur eux la pitié ?
— C’est clair. Ils ont le beau rôle.
— Très bien, kapo Zdena. Merci pour votre sincérité.
La jeune fille quitta le champ de la caméra, épatée de ce qu’elle avait dit. Elle ne savait pas qu’elle pensait tant de choses. Elle se réjouit de l’excellente impression qu’elle allait produire.
Les journaux se répandirent en invectives contre le cynisme nihiliste des kapos et en particulier de la kapo Zdena, dont les propos donneurs de leçons consternèrent. Les éditorialistes revinrent beaucoup sur cette perle que constituait le beau rôle attribué aux prisonniers ; le courrier des lecteurs parla de bêtise autosatisfaite et d’indigence humaine.
Zdena ne comprit rien au déferlement de mépris dont elle était l’objet. Pas un instant elle ne pensa s’être mal exprimée. Elle en conclut simplement que les spectateurs et les journalistes étaient des bourgeois qui lui reprochaient son peu d’éducation ; elle mit leurs réactions sur le compte de leur haine du lumpenproletariat. « Et dire que je les respecte, moi ! » se dit-elle.
Elle cessa d’ailleurs très vite de les respecter. Son estime se reporta sur les organisateurs, à l’exclusion du reste du monde. « Eux au moins, ils ne me jugent pas. La preuve, c’est qu’ils me paient. Et ils me paient bien. » Une erreur par phrase : les chefs méprisaient Zdena. Ils se payaient sa tête. Et ils la payaient mal.
À l’inverse, s’il y avait eu la moindre possibilité que l’un ou l’autre détenu sorte vivant du camp, ce qui n’était pas le cas, il eût été accueilli en héros. Le public admirait les victimes. L’habileté de l’émission était de présenter d’eux l’image la plus digne.
Les prisonniers ne savaient pas lesquels d’entre eux étaient filmés ni ce que les spectateurs voyaient. Cela participait de leur supplice. Ceux qui craquaient avaient affreusement peur d’être télégéniques : à la douleur de la crise de nerfs s’ajoutait la honte d’être une attraction. Et en effet, la caméra ne dédaignait pas les moments d’hystérie.
Elle ne les privilégiait pas non plus. Elle savait qu’il était de l’intérêt de « Concentration » de montrer au maximum la beauté de cette humanité torturée. C’est ainsi qu’elle élut très vite Pannonique.
Pannonique l’ignorait. Cela la sauva. Si elle avait pu se douter qu’elle était la cible préférée de la caméra, elle n’eût pas tenu le coup. Mais elle était persuadée qu’une émission aussi sadique s’intéressait exclusivement à la souffrance.
Aussi s’appliquait-elle à n’afficher aucune douleur.
Chaque matin, quand les sélectionneurs inspectaient les contingents pour décréter lesquels étaient devenus inaptes au travail et seraient envoyés à la mort, Pannonique cachait son angoisse et son écœurement derrière un masque de hauteur. Ensuite, quand elle passait la journée à déblayer les gravats du tunnel inutile qu’on les forçait à construire sous la schlague des kapos, elle n’affichait rien. Enfin, quand on servait à ces affamés la soupe immonde du soir, elle l’avalait sans expression.
Pannonique avait vingt ans et le visage le plus sublime qui se pût concevoir. Avant la rafle, elle était étudiante en paléontologie. La passion pour les diplodocus ne lui avait pas laissé trop le temps de se regarder dans les miroirs ni de consacrer à l’amour une si radieuse jeunesse. Son intelligence rendait sa splendeur encore plus terrifiante.
Les organisateurs ne tardèrent pas à la repérer et à voir en elle, à raison, un atout majeur de « Concentration ». Qu’une fille si belle et si gracieuse fût promise à une mort à laquelle on assisterait en direct créait une tension insoutenable et irrésistible.
Entre-temps, il ne fallait pas priver le public des délectations auxquelles sa superbe invitait : les coups s’acharnaient sur son corps ravissant, pas trop fort, afin de ne pas l’abîmer à l’excès, assez cependant pour susciter l’horreur pure. Les kapos avaient aussi le droit d’insulter et ne se privaient pas d’injurier le plus bassement Pannonique, pour la plus grande émotion des spectateurs.
La première fois que Zdena aperçut Pannonique, elle grimaça.
Elle n’avait jamais vu ça. Qu’était-ce ? Elle avait croisé bien des gens dans sa vie, mais jamais elle n’avait vu ce qu’il y avait sur le visage de la jeune fille. Elle ne savait d’ailleurs pas si c’était sur son visage ou dans son visage.
« Les deux, peut-être », se dit-elle avec un mélange de peur et de dégoût. Zdena détesta cette chose qui la mettait si mal à l’aise. Ça lui serrait le cœur comme quand on a mangé une nourriture indigeste.
La kapo Zdena y repensa la nuit. Peu à peu, elle remarqua qu’elle y pensait tout le temps. Si on lui avait demandé ce que ce y désignait, elle eût été incapable de répondre.
Dans la journée, elle s’arrangeait pour être le plus souvent possible dans l’entourage de Pannonique, afin de l’observer à la dérobée et de comprendre pourquoi cette apparence l’obsédait.
Or plus elle l’examinait, moins elle comprenait. Elle avait un souvenir très vague des cours d’histoire qu’elle avait reçus à l’école, vers l’âge de douze ans. Dans le manuel, étaient reproduits des tableaux de peintres du passé – elle eût été bien en peine de dire s’il s’agissait du Moyen Âge ou d’un siècle ultérieur. On y voyait parfois des dames – des vierges ? des princesses ? – qui avaient sur et dans le visage ce même mystère.
Adolescente, elle avait pensé que c’était une chose imaginaire. De tels visages n’existaient pas. Elle l’avait constaté dans son entourage. Ce ne devait pas être la beauté puisque, à la télévision, celles qui étaient censées être belles n’étaient pas comme ça.
Et voici qu’à présent cette inconnue présentait ce visage. Il existait donc. Pourquoi se sentait-on si mal à l’aise quand on le voyait ? Pourquoi donnait-il envie de pleurer ? Était-elle la seule à éprouver ça ?
Zdena en perdit le sommeil. Des boursouflures se formèrent sous ses yeux. Les magazines décrétèrent que la plus bête des kapos avait de plus en plus une tête de brute.
Dès leur arrivée au camp, les prisonniers avaient été dépouillés de leurs vêtements et avaient reçu une tenue réglementaire à leur taille – pyjama pour les hommes, blouse pour les femmes. Un matricule qui leur était tatoué dans la peau devenait l’unique nom autorisé.
CKZ 114 – ainsi s’appelait Pannonique – était désormais l’égérie des spectateurs. Les journaux consacraient des articles à cette jeune fille admirable de beauté et de classe, dont personne ne connaissait la voix. On vantait la noble intelligence de son expression. Sa photo s’étalait en couverture de nombre de revues. Le noir et blanc, la couleur, tout lui allait.
Zdena lut un éditorial à la gloire de « la belle CKZ 114 ».
Belle : c’était donc ça. La kapo Zdena n’avait osé se le formuler, partant du principe qu’elle n’y connaissait rien. Elle fut assez fière d’avoir quand même été capable, sinon de comprendre, au moins de remarquer le phénomène.
La beauté : c’était donc ça, le problème de CKZ 114. Les filles supposées belles de la télévision n’avaient pas suscité ce malaise chez Zdena, qui en conclut qu’elles n’étaient peut-être pas vraiment belles. « Concentration » lui apprenait ce qu’était la beauté véritable.
Elle découpa une photo particulièrement réussie de CKZ 114 et la colla près de son lit.
Les détenus avaient ceci de commun avec les spectateurs qu’ils connaissaient le nom des kapos. Ceux-ci ne perdaient pas une occasion de gueuler leur propre identité, comme s’ils avaient besoin de l’entendre.
Lors de la sélection du matin, cela donnait :
— On se tient bien droit devant le kapo Marko !
Ou aux travaux du tunnel :
— Dis donc, c’est ça que tu appelles obéir au kapo Jan ?
Il existait une certaine parité entre les kapos, y compris dans la méchanceté, la brutalité et la bêtise.
Les kapos étaient jeunes. Aucun n’avait plus de trente ans. Il n’avait pas manqué de candidats plus âgés, voire vieux. Mais les organisateurs avaient pensé que la violence aveugle impressionnerait davantage si elle émanait de corps juvéniles, de muscles adolescents et de visages poupins.
Il y avait même un phénomène, la kapo Lenka, une vamp pulpeuse qui cherchait perpétuellement à plaire. Il ne lui suffisait pas d’aguicher le public et d’onduler des hanches devant les autres kapos : elle allait jusqu’à tenter de séduire les prisonniers, jetant son décolleté à leur figure et décochant des œillades à ceux qu’elle soumettait. Cette nymphomanie jointe à l’atmosphère méphitique qui sévissait dans l’émission écœurait autant qu’elle fascinait.
Les détenus avaient également ceci de commun avec les spectateurs qu’ils ignoraient le nom de leurs compagnons d’infortune. Ils eussent aimé le connaître, tant la solidarité et l’amitié leur étaient indispensables ; cependant un instinct les avertissait du danger d’un tel savoir.
Ils en eurent bientôt une illustration grave.
La kapo Zdena multipliait les occasions d’être en présence de la jeune CKZ 114. Les instructions n’avaient pas changé : s’il fallait frapper gratuitement quelqu’un, c’était la belle.
Forte de cette consigne, Zdena pouvait invoquer le devoir pour passer sa rage sur Pannonique. Elle y mettait un zèle particulier. Sans pour autant transgresser les ordres, qui étaient de ne pas abîmer sa beauté, la kapo cognait CKZ 114 plus que de raison.
Les organisateurs s’en étaient aperçus. Ils ne désapprouvèrent pas cette disposition : il y avait de la télégénie à voir se déchaîner cette incarnation de la brusquerie qu’était Zdena sur la délicatesse déchirante de la jeune fille.
Ils n’avaient pas accordé trop d’importance à un autre signe de l’obsession de la kapo : elle ne cessait de nommer ou plutôt de « matriculer » sa victime. C’était :
— Lève-toi, CKZ 114 !
Ou :
— Je vais t’apprendre l’obéissance, CKZ 114 !
Ou :
— Tu vas voir ce que tu vas voir, CKZ 114 !
Voire ce simple hurlement qui en disait long :
— CKZ 114 !
Parfois, quand elle n’en pouvait plus de frapper le jeune corps, elle le jetait par terre en soufflant :
— On en reste là pour cette fois, CKZ !
Pannonique demeurait admirable de courage et de tenue face à ces traitements. Elle ne desserrait pas les dents, s’appliquait à taire jusqu’aux nasillements de sa douleur.
Dans l’unité de Pannonique, il y avait un homme d’une trentaine d’années que ce martyre rendait fou. Il eût mille fois préféré être frappé, lui, plutôt que de voir le supplice récurrent de la jeune fille. À la pause, un soir, celui qu’on appelait EPJ 327 vint lui parler :
— Elle s’acharne sur vous, CKZ 114. C’est insupportable.
— Si ce n’était pas elle, ce serait quelqu’un d’autre.
— J’aimerais surtout que ce soit quelqu’un d’autre qu’on cogne.
— Que voulez-vous que j’y fasse, EPJ 327 ?
— Je ne sais pas. Souhaitez-vous que je lui parle ?
— Vous savez que vous n’en avez pas le droit, et que cela aurait pour unique résultat de redoubler sa violence.
— Et si vous, vous lui parliez ?
— Je n’ai pas plus de droits que vous.
— Ce n’est pas certain. Vous obsédez la kapo Zdena.
— Croyez-vous que j’aie envie d’entrer dans son jeu ?
— Je comprends.
Ils parlaient à voix très basse, de peur qu’un des micros omniprésents capte leur conversation.
— CKZ 114, puis-je vous demander votre prénom ?
— En d’autres temps, j’aurais aimé vous le dire. Là, je devine que ce serait très imprudent.
— Pourquoi ? Moi, si vous voulez, je suis prêt à vous révéler que je m’appelle...
— EPJ 327. Vous vous appelez EPJ 327.
— C’est dur. J’ai besoin que vous connaissiez mon nom. Et j’ai besoin de connaître le vôtre.
Il commençait à hausser le ton, de désespoir. Elle lui mit un doigt sur la bouche. Il tressaillit.
En vérité, la passion de la kapo Zdena croisait celle d’EPJ 327 : elle brûlait de connaître le prénom de CKZ 114. À force de rugir ce matricule quarante fois par jour, elle le trouvait insatisfaisant.
Ce n’est pas pour rien que les humains portent des noms à la place de matricules : le prénom est la clé de la personne. C’est le cliquetis délicat de sa serrure quand on veut ouvrir sa porte. C’est la musique métallique qui rend le don possible.
Le matricule est à la connaissance de l’autre ce que la carte d’identité est à la personne : rien.
Zdena s’aperçut avec fureur de cette limite de son pouvoir : elle qui avait des droits si étendus et monstrueux sur la détenue CKZ 114 n’avait pas les moyens de connaître son nom. Celui-ci n’était répertorié nulle part : les papiers des prisonniers étaient brûlés à leur arrivée au camp.
Elle ne pourrait apprendre le prénom de CKZ 114 que de la bouche de celle-ci.
Ne sachant trop si ce questionnement était autorisé, Zdena s’approcha de la jeune fille avec une certaine discrétion lors des travaux du tunnel et, à l’oreille, lui chuchota :
— Comment t’appelles-tu ?
Pannonique tourna vers elle un visage stupéfait.
— Quel est ton prénom ? murmura encore la kapo.
CKZ 114 fit non de la tête d’un air définitif. Et elle recommença à déblayer les pierres.
Vaincue, Zdena saisit sa schlague et roua de coups l’insolente. Quand elle s’arrêta enfin, à bout de forces, la victime, malgré sa souffrance, lui glissa une œillade amusée qui semblait dire :
« Si tu t’imagines que c’est avec des procédés pareils que tu vas me fléchir ! »
« Je suis une imbécile, pensa la kapo. Pour obtenir ce que je veux, je la démolis. Idiote de Zdena ! Aussi, ce n’est pas ma faute : elle me nargue, elle m’énerve, alors je m’emporte. Elle l’a bien cherché ! »
En visionnant des bandes non décryptées, Zdena vit que CKZ 114 avait eu une conversation avec EPJ 327. Elle déroba du penthotal à l’infirmerie et en injecta une dose à EPJ 327. Le sérum de vérité délia la langue du malheureux qui se mit à parler d’abondance :
— Je m’appelle Pietro, Pietro Livi, j’avais tellement besoin de le dire, j’ai tellement besoin de connaître le nom de CKZ 114, elle a eu raison de me le cacher, sinon je serais en train de te le révéler, kapo Zdena, je te hais, tu es tout ce que je méprise, et CKZ 114 est tout ce que j’aime, la beauté, la noblesse, la grâce, si je pouvais te tuer, kapo Zdena...
Estimant en avoir assez entendu, elle l’assomma. Des organisateurs l’interceptèrent : elle n’avait pas le droit de torturer des prisonniers pour son plaisir égoïste.
— Tu fais ce que tu veux, kapo Zdena, mais devant les caméras !
Quant au penthotal, il fut confisqué.
« Si je n’étais pas la reine des crétines, pensa Zdena, j’aurais injecté ce penthotal à CKZ 114. Maintenant, je n’en aurai plus sous la main, et je ne connaîtrai pas son nom. Ils avaient raison, dans le journal : je suis la bêtise satisfaite. »
C’était la première fois de sa vie que Zdena avait conscience et honte de sa nullité.
À la schlague, elle se fit relayer par d’autres kapos. Il ne manquait pas de brutes à vouloir se défouler sur le corps frêle de CKZ 114.
Dans un premier temps, Zdena se trouva en progrès. Elle n’éprouvait plus trop le besoin de détruire ce qui l’obsédait. Parfois elle frappait d’autres prisonniers pour ne pas avoir l’air de se tourner les pouces. Mais cela n’avait aucune importance.
Peu à peu, sa conscience se troubla. Comment pouvait-elle être contente d’elle à si bon compte ? CKZ 114 subissait autant de violences qu’avant. Se laver les mains d’une situation ne signifiait pas que l’on était innocent.
Une partie obscure de Zdena lui soufflait aussi que quand c’était elle qui s’acharnait sur CKZ 114, il y avait du sacré dans cet acharnement. Alors qu’à présent la jeune fille était soumise au lot commun, à l’horreur aveugle, au supplice vulgaire.
Elle décida de réaffirmer son élection. À nouveau la kapo Zdena battit comme plâtre la jeune beauté. Quand celle-ci vit revenir la bourrelle qui s’était détournée d’elle pendant sept jours, elle eut dans l’œil une perplexité qui semblait demander le sens d’une attitude aussi étrange.
Zdena recommença à poser sa question :
— Comment t’appelles-tu ?
Et elle recommença à ne pas lui répondre, sans abandonner cet air narquois où la kapo n’avait pas tort de lire : « T’imagines-tu que je vis ton retour comme une grâce dont il faille te remercier ? »
« Elle a raison, pensa Zdena, il faut que je lui donne un motif de contentement. »
Epj 327 raconta à CKZ 114 l’interrogatoire qu’il avait subi.
— Vous voyez, dit-elle, il ne faut pas que vous connaissiez mon nom.
— Elle connaît désormais le mien, mais cela, il est clair qu’elle s’en fiche. Vous êtes l’unique obsession de la kapo Zdena.
— C’est un privilège dont je me passerais volontiers.
— Je suis sûr que vous pourriez en tirer avantage.
— Je préfère ne pas comprendre le sens de vos paroles.
— Je ne le disais pas de façon humiliante. Vous n’avez pas idée de l’estime que j’ai pour vous. Et je vous sais gré de me l’inspirer : je n’ai jamais eu autant besoin d’estimer quelqu’un que depuis que nous sommes dans cet enfer.
— Moi, je n’ai jamais eu autant besoin d’avoir la tête haute. C’est la seule chose qui me soutienne.
— Merci. Votre orgueil est le mien. J’ai l’impression qu’il est aussi celui de tous, ici.
Il ne se trompait pas. Les prisonniers avaient également leurs yeux aimantés par sa beauté.
— Savez-vous que les propos les plus sublimes sur la gloire cornélienne ont été écrits par un Juif français en 1940 ? dit encore EPJ 327.
— Vous étiez professeur ? demanda la jeune fille.
— Je le suis toujours. Je refuse d’en parler au passé.
— Alors, kapo Zdena, tu as recommencé à tabasser CKZ ? rigola le kapo Jan.
— Oui, dit-elle, sans remarquer qu’on se moquait d’elle.
— Elle te plaît bien, hein ? demanda le kapo Marko.
— C’est vrai, répondit-elle.
— Tu adores la cogner. Tu ne peux pas t’en passer.
Zdena réfléchit très vite. Elle eut l’instinct de mentir.
— Oui, j’aime ça.
Les autres rirent grassement.
Zdena pensa qu’il y avait deux semaines ce n’eût pas été un mensonge.
— Je peux vous demander quelque chose, les gars ? s’enquit-elle.
— Essaie toujours.
— Laissez-la-moi.
Les kapos hurlèrent de rire.
— D’accord, kapo Zdena, on te la laisse, dit le kapo Jan. À une seule condition.
— Laquelle ? interrogea Zdena.
— Que tu nous racontes.
Le lendemain, aux travaux du tunnel, CKZ 114 vit s’approcher d’elle la kapo Zdena, schlague à la main.
La caméra se braqua sur cette paire de filles qui obsédait les spectateurs.
Pannonique redoubla d’efforts, sachant que ce zèle ne lui éviterait rien.
— Tu es une mauviette, CKZ 114 ! hurla la kapo.
Une pluie de coups de schlague s’abattit sur la prisonnière.
Aussitôt, Pannonique s’aperçut qu’elle ne ressentait rien. La schlague avait été remplacée par une imitation inoffensive. CKZ 114 eut le réflexe de feindre la douleur retenue.
Ensuite elle eut un bref regard en direction du visage de la kapo. Elle y lut une intensité significative : la bourrelle était à l’origine de ce secret et ne le partageait qu’avec sa victime.
L’instant d’après, Zdena redevint une kapo ordinaire, gueulant sa haine.
Après une semaine de fausse schlague, la kapo Zdena reposa sa question à CKZ 114 :
— Quel est ton prénom ?
Pannonique ne répondit rien. Ses yeux sondèrent ceux de l’ennemie. Elle saisit son lot de gravats et les apporta sur le monceau commun. Puis elle revint remplir sa bassine de déblayage.
Zdena l’attendait, l’air insistant, comme pour lui signifier que son traitement de faveur méritait une récompense.
— Comment t’appelles-tu ?
Pannonique réfléchit un instant avant de lui dire :
— Je m’appelle CKZ 114.
C’était la première fois qu’un kapo l’entendait parler.
À défaut de donner son nom à Zdena, elle lui offrait un cadeau inespéré : le son de sa voix. Un son sobre, sévère et pur. Une voix d’un timbre rare.
Zdena s’en trouva si décontenancée qu’elle ne remarqua pas la réponse biaisée.
La kapo ne fut pas la seule à noter le phénomène. Le lendemain, nombre de chroniqueurs titraient : elle a parlé !
Il était rarissime qu’un prisonnier parle. À plus forte raison, aucun média n’avait encore pu capter la voix de CKZ 114. D’elle, on n’avait pu entendre que de vagues gémissements sous les coups. Là, elle avait dit quelque chose : « Je m’appelle CKZ 114. »
« Ce qu’il y a de plus singulier dans cet énoncé, écrivit un journaliste, c’est le je. Ainsi, cette jeune fille qui, sous nos yeux consternés, subit la pire infamie qui soit, la déshumanisation, l’humiliation, la violence absolue – cette jeune fille que nous verrons mourir et qui est déjà morte, peut encore fièrement commencer une phrase par un je triomphant, une affirmation de soi. Quelle leçon de courage ! »
Un autre quotidien en tirait une analyse opposée :
« Cette jeune femme clame publiquement sa défaite. Elle prend – enfin ! – la parole, mais pour s’avouer vaincue, pour dire que l’unique identité dans laquelle elle se reconnaisse désormais est ce matricule de l’horreur barbare. »
Aucun média ne saisit la véritable nature de ce qui s’était passé : l’action n’avait eu lieu qu’entre ces deux filles et n’avait de sens que pour elles. Et cette signification, gigantesque, était : « J’accepte de dialoguer avec toi. »
Les autres détenus ne comprirent pas davantage. Ils éprouvaient tous la plus grande admiration pour CKZ 114. Elle était leur héroïne, celle dont la noblesse donnait le courage de redresser la tête.
Une jeune femme qui portait le matricule MDA 802 dit à Pannonique :
— C’est bien, tu lui tiens la dragée haute.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfère le vouvoiement.
— Je pensais que nous étions amies.
— Précisément. Laissons le tutoiement à ceux qui nous veulent du mal.
— Il me sera difficile de vous vouvoyer. Nous avons le même âge.
— Les kapos ont également notre âge. C’est la preuve que, passé l’enfance, un âge identique ne suffit plus à constituer un point commun.
— Croyez-vous que ce vouvoiement servira à quelque chose ?
— Ce qui nous différencie des kapos est forcément indispensable. Comme tout ce qui rappelle que, contrairement à eux, nous sommes des individus civilisés.
Cette attitude se propagea. Bientôt il n’y eut plus aucun prisonnier pour en tutoyer un autre.
Ce vouvoiement généralisé eut des conséquences. On ne s’en aima pas moins, on n’en fut pas moins intime, mais on se respecta infiniment plus. Ce n’était pas une déférence formelle : on avait plus d’estime les uns pour les autres.
Le repas du soir était une misère : du pain rassis et une soupe si claire que c’était un miracle si son bol contenait une épluchure de légume. On avait si faim et les quantités étaient si maigres qu’on attendait cependant cette collation avec fièvre.
Ceux qui recevaient cette pitance se jetaient dessus sans parler et la mangeaient à l’économie, l’air veule, calculant les bouchées.
Il n’était pas rare qu’à la fin de sa ration quelqu’un éclate en sanglots d’avoir le ventre si vide jusqu’au lendemain soir : n’avoir vécu que pour ce repas minable et n’avoir plus d’espoir en rien, oui, il y avait de quoi pleurer.
Pannonique ne supporta plus cette souffrance. Lors d’un repas, elle se mit à parler. Comme une convive autour d’une table bien garnie, elle engagea la conversation avec les gens de son unité. Elle évoqua des films qu’elle avait aimés et les acteurs qu’elle admirait. Un voisin approuva, le suivant s’indigna, le contredit, expliqua son point de vue. Le ton monta. Chacun prit position. On s’enflamma. Pannonique éclata de rire.
Il n’y eut qu’EPJ 327 pour s’en apercevoir.
— C’est la première fois que je vous vois rire.
— Je ris de bonheur. Ils parlent, ils se disputent, comme si c’était important. C’est merveilleux !
— C’est vous qui êtes merveilleuse. Grâce à vous, ils ont oublié qu’ils mangeaient de la merde.
— Pas vous ?
— Moi, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai remarqué votre pouvoir. Sans vous, je serais mort.
— On ne meurt pas si facilement.
— Rien de plus simple que de mourir ici. Il suffit de se montrer inapte au travail et, le lendemain, on est tué.
— On ne peut pourtant pas décider qu’on va mourir.
— Si. Cela s’appelle le suicide.
— Très peu d’êtres humains sont réellement capables de suicide. Je suis comme la majorité, j’ai l’instinct de survie. Vous aussi.
— Sincèrement, sans vous je ne suis pas sûr que je l’aurais. Même dans ma vie d’avant je n’ai jamais connu quelqu’un de votre espèce : un être auquel on puisse vouer sa pensée. Il me suffit de penser à vous et je suis sauvé du dégoût.
La tablée de Pannonique ne connut plus de dîners sordides. Les unités environnantes comprirent le principe et l’imitèrent : plus personne ne mangea en silence. Le réfectoire devint un lieu bruyant.
On avait toujours aussi faim et, pourtant, plus personne n’éclatait en sanglots en terminant sa pitance.
On n’en maigrissait pas moins. CKZ 114, qui était mince à son arrivée au camp, avait perdu la douce rondeur de ses joues. La beauté de ses yeux s’en accrut, la beauté de son corps s’en détériora.
La kapo Zdena s’en inquiéta. Elle essaya de glisser des provisions à celle qui l’obsédait. CKZ 114 les refusa, effarée à l’idée de ce qu’elle risquait en les acceptant.
Soit le geste de Zdena était enregistré par la caméra, et CKZ 114 encourait un châtiment dont elle préférait ignorer la nature.
Soit le geste de Zdena n’était pas enregistré par la caméra, et CKZ 114 préférait ignorer la nature des remerciements que la kapo exigerait d’elle.
Par ailleurs, elle crevait de faim. Il était terrible de laisser filer des tablettes de chocolat dont l’idée la rendait malade de désir. Elle s’y résolvait néanmoins, faute de trouver la solution.
Il advint que MDA 802 remarquât ce manège. Elle en conçut une grande colère.
À la pause, à voix basse, elle vint apostropher sa compagne d’infortune :
— Comment osez-vous refuser de la nourriture ?
— Cela me regarde, MDA 802.
— Non, cela nous regarde aussi. Ce chocolat, vous pourriez le partager.
— Vous n’avez qu’à y aller, vous, avec la kapo Zdena.
— Vous savez très bien qu’elle s’intéresse uniquement à vous.
— Ne croyez-vous pas qu’il y ait lieu de m’en plaindre ?
— Non. Nous voudrions tous que quelqu’un vienne nous offrir du chocolat.
— À quel prix, MDA 802 ?
— Au prix que vous fixerez, CKZ 114.
Et elle s’en alla, furieuse.
Pannonique réfléchit. MDA 802 n’avait pas tort. Elle s’était montrée égoïste. « Au prix que vous fixerez » : oui, il devait y avoir moyen de manœuvrer sans pour autant abdiquer.
Zdena n’était pas capable de penser avec les mots d’EPJ 327. Les phénomènes qu’elle observait dans sa tête étaient cependant comparables. Le dégoût dont il avait parlé à Pannonique, elle le connaissait. Elle l’éprouvait au point de l’appeler par son nom.
Dès sa prime jeunesse, Zdena, quand on la méprisait, quand on méprisait devant elle ce qu’on ne comprenait pas, quand on démolissait gratuitement quelque chose de beau, quand on rabaissait quelqu’un pour le plaisir de se vautrer dans la fange et de provoquer la risée, ressentait un malaise tenace que son cerveau avait baptisé dégoût.
Elle s’était habituée à vivre avec cette saleté, se disant que c’était le lot commun, l’alimentant même, pour se donner l’illusion de n’en être pas toujours la victime. Elle pensait qu’il valait mieux provoquer l’écœurement que le subir.
Rarissimement, le dégoût s’évanouissait. Quand elle entendait une musique qui lui paraissait belle, quand elle quittait un lieu étouffant et recevait de plein fouet la largesse de l’air glacial, quand l’excès de nourriture d’un banquet s’oubliait dans une gorgée de vin âpre, c’était mieux qu’un répit : soudain le dégoût s’inversait et il n’y avait pas de mot pour son opposé, ce n’était ni de l’appétit ni du désir, c’était mille fois plus fort, une foi en quelque chose de trop vaste qui se dilatait en elle au point de lui exorbiter les yeux.
Pannonique produisait sur elle cet effet. Une sensation sans nom pour une personne sans nom : il y avait trop d’innommé dans cette affaire. À n’importe quel prix, Zdena obtiendrait le prénom de CKZ 114.
L’amaigrissement était moins un problème esthétique qu’une question de vie ou de mort. Le matin, à la première inspection, les détenus étaient passés en revue : ceux qui semblaient trop décharnés pour être viables se retrouvaient sélectionnés dans la mauvaise file.
Certains prisonniers glissaient des chiffons sous leur uniforme afin d’étoffer leur silhouette. Ne pas perdre trop de poids était une angoisse continuelle.
Une unité se composait de dix personnes. Pannonique était obsédée par le salut de ces dix individus, parmi lesquels il y avait EPJ 327 et MDA 802. Mais la pression inconsciente qu’exerçait sur elle son unité pour accepter le chocolat de la kapo lui devenait intolérable.
L’horreur des circonstances exacerbait son orgueil. « Mon nom vaut plus que du chocolat », pensait-elle.
Entre-temps, elle maigrissait aussi. Être l’égérie du public ne la mettait pas à l’abri de la mort : les organisateurs se frottaient déjà les mains à l’idée de la télégénie de son agonie retransmise par cinq caméras.
Zdena paniqua. Comme CKZ 114 s’obstinait à refuser le chocolat qu’elle lui tendait, la kapo le glissa d’autorité dans la poche de sa blouse. La jeune fille esquissa aussitôt un geste de duplication. Zdena fut si estomaquée d’un tel culot qu’elle glissa, ni vu ni connu, une deuxième tablette dans la poche de sa protégée.
Celle-ci lui adressa une vague œillade de remerciement. Zdena n’en revint pas de tant de superbe. « Elle ne se prend pas pour n’importe quoi », se dit-elle. Elle convint cependant qu’elle avait parfaitement raison.
Au repas du soir, Pannonique glissa sous la table, de genou en genou, des bâtons de chocolat qui déclenchèrent un enthousiasme pathétique. Les prisonniers mangèrent ce butin avec extase.
— C’est la kapo Zdena qui vous l’a donné ? demanda MDA 802.
— Oui.
EPJ 327 grimaça à l’idée de ce que CKZ 114 avait dû payer.
— Quel prix aviez-vous fixé ? interrogea MDA 802.
— Aucun. Je l’ai eu pour rien, ce chocolat.
EPJ 327 soupira de soulagement.
— Elle tient à votre vie, commenta MDA 802.
— Vous voyez : j’ai eu raison de ne pas gaspiller mon prénom, dit CKZ 114.
Il y eut un éclat de rire général.
Ce devint une habitude : chaque jour la kapo glissait deux tablettes de chocolat dans la poche de CKZ 114, sans autre remerciement qu’un regard rapide.
La première émotion passée, Zdena commença à trouver que sa protégée se payait sa tête. Elle aimait l’idée d’être la bienfaitrice de celle qui l’obsédait. Or Pannonique ne se comportait absolument pas comme une obligée éperdue de gratitude : si au moins elle avait tourné vers elle de grands yeux bouleversés de reconnaissance ! En vérité, la jeune fille se conduisait comme si ce chocolat était son dû.
Zdena se disait que CKZ 114 y allait un peu fort. Au fil des jours, son ressentiment s’accrut. Elle eut l’impression de revivre cette humiliation qui ne lui était que trop familière : on la méprisait.
Elle savait désormais que les kapos et le public la méprisaient : cela lui était égal. Le mépris de CKZ 114 la rendait malade. Elle regrettait d’avoir échangé sa schlague contre un ersatz. Elle eût aimé battre l’inconnue pour de bon.
Pire : il lui semblait que toute l’unité de CKZ 114 la méprisait. Elle devait être leur risée. Elle songea à priver de chocolat la jeune fille. Hélas, celle-ci ne s’était pas étoffée.
Évidemment : elle devait partager le chocolat avec les autres. C’est pourquoi il ne lui profitait pas. Ces salauds de son unité lui prenaient peut-être même sa part. Et ils se moquaient d’elle, en plus.
Zdena contracta une haine infinie pour l’entourage de celle qui l’obsédait.
La vengeance de la kapo ne tarda pas à se manifester.
Un matin où elle passait en revue l’unité de sa protégée, Zdena s’arrêta devant MDA 802.
Elle prit le temps de ne rien dire, sachant combien son silence épouvantait sa victime. Elle la toisa. Était-ce à cause de son petit visage pointu et impertinent qui était à ce point le contraire du sien ? Était-ce parce qu’elle la sentait amie avec CKZ 114 ? Zdena détestait MDA 802.
L’unité entière ne respirait plus, partageant le sort de l’infortunée.
— Tu es maigre, MDA 802, finit par lancer la kapo.
— Non, kapo Zdena, répondit la frondeuse.
— Si, tu as maigri. Comment ne maigrirais-tu pas, avec ces travaux forcés et ce régime de famine ?
— Je n’ai pas maigri, kapo Zdena.
— Tu n’as pas maigri ? Est-ce que par hasard quelqu’un te donnerait des friandises en cachette ?
— Non, kapo Zdena, dit la prisonnière de plus en plus malade de peur.
— Donc, ne nie plus que tu as maigri ! gueula la kapo.
Et elle attrapa la détenue par l’épaule et la lança comme un projectile dans la file des condamnés à mort. Le menton de MDA 802 se mit à trembler convulsivement.
Ce fut alors que l’indicible eut lieu.
CKZ 114 sortit de son rang, alla saisir la main de MDA 802 et la ramena parmi les vivants.
Et comme Zdena, furibonde, arrivait en courant pour rétablir la sentence, CKZ 114 se posta face à elle, planta ses yeux dans les siens et clama haut et fort :
— Je m’appelle Pannonique !